En Égypte, la fin de l’emprise des militaires sur quasiment tous les secteurs de la société n’est pas pour bientôt
Ce billet est une partie de la série que j’ai décidé d’écrire sur mon récent voyage en Afrique du Nord et au Proche-Orient, notamment en Égypte, en Turquie et au Liban. L’Égypte est un pays à forte tradition militaire. Cette tradition tire ses origines de la période des Mamelouks. Elle prend son ampleur après les années 50, avec notamment la prise du pouvoir par les militaires. Malgré le printemps arabe de 2011, les militaires ont toujours gardé leur emprise sur tous les domaines d’activités (pouvoir politique, maintien de l’ordre, pouvoir économique, société, infrastructures etc.). Le service militaire est obligatoire. Les égyptiens décrient ce système qui n’est pas prêt de cesser.
Une tradition militariste
Au fil des ans, les Mamelouks ont acquis une influence politique et militaire. Au XIIIe siècle, ils finirent par supplanter leurs maîtres et par prendre le pouvoir de l’Égypte au Golfe. Cela les rendait largement invulnérables. Cet héritage des Mamelouks, autocratique et patrimonial, fonde les républiques militaires arabes d’aujourd’hui, en Syrie comme en Égypte. Ces régimes se considèrent comme dépositaires de la puissance d’État et comme étrangers à leurs propres sociétés, qui ont vocation depuis toujours à être gouvernées d’une main de fer. En Égypte, les Mamelouks modernes exploitent la peur du djihadisme, qui ne les empêche pas de jouer un double jeu : attaquer l’extrémisme religieux à l’intérieur et mettre en œuvre des politiques qui le renforcent à l’extérieur. Cette stratégie risque de se heurter tôt ou tard à la nature imprévisible du processus révolutionnaire, comme en 2011.
Pourquoi les militaires ont toujours gouverné par la force et contrôlé presque tout en Égypte ?
Dans l’histoire de certains pays arabes, il a parfois fallu recourir à la manière forte, par des régimes autoritaires pour soumettre une population rebelle et contestataire. Mais en même temps, il fallait assurer une réussite économique pour répondre à des besoins de citoyens. La démocratie à l’occidental n’est pas un système adapté à l’Égypte, et c’est aussi pour cela que le printemps arabe fut un échec. L’armée égyptienne exploite un grand nombre de conscrits, qui constituent une main-d’œuvre presque gratuite et corvéable à merci.

Crédit photo: Kenfack Dirane
Ces conscrits sont au service de ses intérêts et des nombreuses structures et industries que l’armée contrôle à travers tout le pays. Cette immixtion de l’armée dans l’économie n’est pas récente. À l’époque du président Gamal Abdel Nasser, les officiers de l’armée dirigeaient la plupart des entreprises et des usines de l’Égypte socialiste, sans posséder d’entreprises privées. Mais les ambitions économiques de l’armée sont apparues clairement sous la présidence d’Anouar-El Sadate. L’armée s’est alors mise à contrôler des centres commerciaux, des hôtels, des entreprises, des stades, des usines, des agences de transport et bien d’autres.
L’armée bénéficie de matières premières gratuitement, elle bénéficie d’une main-d’œuvre fournie par les conscrits, et elle ne paye pas de transports, ni d’impôts, ni de taxes. Comment pouvons-nous résister à cette concurrence ?
Samir Ramzi, Directeur d’une agence de transport au Caire.

Crédit photo: Kenfack Dirane
L’armée est un concurrent très puissant, qui pourrait détruire ce qu’il reste d’une industrie aujourd’hui en faillite. L’Autorité du service national est l’une des quatre grandes agences économiques créées et dirigées par l’armée. Elle est presque partout : sécurité, construction du nouveau canal de Suez, méga-projet de construction d’un million de logements, direction de la plupart des autoroutes en Égypte, importation des médicaments et du blé, fabrication des appareils électroménagers, production locale de poisson, production médiatique. Incontournable, elle s’impose fortement dans la plupart des secteurs économiques en Égypte. Une situation qui inquiète sérieusement le secteur privé.

Ce projet de développement avait été annoncé par le Président déchu Mohamed Morsi, qui appartenait aux frères musulmans. Il avait été accusé de vouloir donner le contrat au Qatar.
Crédit photo: Kenfack Dirane
La maintien de l’ordre et de la stabilité comme arguments
L’armée égyptienne est l’ultime garante de la sécurité et de la pérennité du régime, ce qui lui confère une influence qui la dispense d’apparaître au premier rang de la scène politique. La police a perdu son pouvoir de dissuasion lors du printemps arabe et c’est l’armée qui est intervenue pour restaurer l’ordre et réinstaurer un régime militaire. Après le printemps arabe, c’est la continuité de l’ancien régime. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’ex-maréchal al-Sissi , le prétexte pour rendre le service militaire obligatoire est l’argument selon lequel l’Égypte fait face à de diverses menaces sécuritaires, notamment dans le Nord du Sinaï et aussi à la frontière libyenne. Il est aujourd’hui très difficile d’échapper à la formation militaire imposée. En Égypte, les hommes de 18 à 30 ans ont l’obligation de faire leur service militaire pour une durée comprise entre 1 et 3 ans.
L’armée a réprimé les manifestations en 2011. Beaucoup de gens sont morts pour rien et ils ont compris que cela n’a servi à rien. Les gens craignent pour leur vie aujourd’hui à cause du pouvoir de dissuasion de l’armée. Les militaires sont revenus au pouvoir sous une autre forme. les militaires contrôlent presque tout. Et on ne sait pas quand est ce que l’actuel président laissera le pouvoir. C’est le même scénario à la Moubarak.
Hager Mohamed Alladin, étudiante à l’Université du Caire.
Dans le contexte des événements actuels, l’armée égyptienne montre que son rôle et sa place au sein de l’institution étatique et de la société sont beaucoup plus complexes qu’on ne peut l’imaginer à première vue. Elle domine, sa présence est souvent vécue comme intimidante et menaçante.
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